Voici un article de notre camarade Claude, paru dans Libération (excusez du peu !).
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Mon village à l’heure du «plan préventions»
Les récentes inondations sur les côtes charentaises et vendéennes ont
sorti de la confidentialité le processus des Plans de prévention des
risques d’inondation(PPRI). A cette occasion, on a assisté à un jeu de
chaises musicales où les responsabilités de l’Etat, des collectivités
locales, des habitants, des changements climatiques, étaient tour à tour
jetées au feu de l’actualité dans un ballet d’hélicoptères peu propice à
la réflexion. La question, pourtant, mérite attention puisqu’elle
concerne environ 20% des zones urbanisées en France.
Examiner les erreurs ou les abus dans les zones d’urbanisation
récente n’est certes pas illégitime et même salutaire à la condition que
les habitants concernés ne soient pas condamnés à la double peine. Car,
après l’inondation, les voici face au zèle de l’administration, des
promoteurs, des collectivités locales, des assureurs, à ouvrir bien
grand les parapluies qui laisseront les populations inondées
définitivement sur le flanc primes d’assurances fortement majorées,
patrimoines désormais sans valeur, mémoires dévastées, découragement
général. Les survols d’hélicoptères masquent mal, sur les zones
côtières, les carences d’entretien des digues, la dictature des lobbies
du court terme, le désengagement de l’Etat.
Si depuis des temps immémoriaux les hommes ont habité les vallées,
les côtes, c’est parce que l’eau, avant d’être une source de risque, est
une source de vie. On peut rêver de revenir au temps du Néolithique
(encore que l’habitat lacustre sur pilotis y était important), mais il
faudrait à ce compte rayer de la carte des zones habitables une bonne
partie de la Flandre française, de nos estuaires, l’essentiel de la
Flandre belge et des Pays-Bas, des villes comme Venise… et même une
bonne partie de la ville de Paris (l’Elysée, rappelons le, est en zone
inondable) !
J’habite, dans la haute vallée de l’Oise, à proximité de Guise, sur
un site cistercien datant de 1 143 et j’ai pu y observer récemment la
mise en œuvre d’un PPRI, à la fois comme habitant d’un fond de vallée
humide, mais aussi avec l’œil du cartographe, la mémoire de l’historien,
et l’attention du sociologue aux conséquences pour les populations
concernées. On n’est pas ici à Paris, mais dans une de ces zones rurales
où les compétences comme les ressources sont de plus en plus chichement
mesurées et où l’administration a la mémoire courte. En l’absence de
crue centenaire de référence, on a «zoné» très large, sur une
cartographie peu lisible, sans s’embarrasser de distinguer les zones à
risque faible, moyen ou fort. Une seule zone rouge a été dessinée qui
englobe des zones où le risque est d’un mètre d’eau tous les trois à
cinq ans (des prairies de fond de vallée), des zones où le risque est de
quelque centimètres d’eau tous les dix à vingt ans et des zones jamais
inondées de mémoire d’homme.
L’adaptation multiséculaire du bâti a été prise en compte de façon
inégale et arbitraire : une partie a été classée en «risque limité»
quand d’autres secteurs urbanisés (dont un château construit sur un
tertre dont seules les douves sont inondées !) ont purement et
simplement été rangés en zone rouge. Les prescriptions architecturales
sont pour tous draconiennes et sont de nature à figer l’existant dans un
corset si étroit qui bloquera toute velléité d’extension ou
d’adaptation du bâti existant. Enfin, les concepteurs du plan ont
négligé de répercuter sur les zonages de risque les effets positifs
attendus d’un ouvrage de rétention des crues récemment construit en
amont ; en revanche, ils ont répercuté en amont l’élargissement de la
zone inondable !
Faut-il oublier que de grandes civilisations sont nées dans des zones
humides et inondables où les crues étaient bénédiction des dieux :
vallées de l’Euphrate et du Nil, Inde, sud-est asiatique ? Que l’essor
prodigieux de l’Occident à la sortie du Moyen Age s’est fait à Venise,
Amsterdam, Londres, Paris, Anvers, Gand, villes qui ont les pieds dans
l’eau ? Que Godin a construit son familistère au bord de l’Oise. Que
l’aventure des cisterciens au XIIe siècle a mis son cœur dans
les zones humides (Clairvaux, Vauclair, Vaucelles, Valloires,
Vauluisant, Fontenay, etc.) avant d’aller défricher plateaux et forêts ?
Voilà ce dont devraient se souvenir les concepteurs de PPRI, pour
éviter de nous figer durablement dans un corset réglementaire bien serré
laissant peu d’opportunités à la mémoire comme à l’innovation.
Par CLAUDE HARMELLE Sociologue,
historien et cartographe